Salade grecque
Ou pourquoi les Dieux de l'Olympe n'ont qu'à bien se tenir
La Femme de la jungle et moi, on s'aime beaucoup mais on ne se comprend pas.
La Femme de la jungle est l'une de mes collègues. Je l'appelle ainsi car elle a tout de l'enfant sauvage. Elle n'écoute pas la radio, n'allume jamais la télé, lit des livres et ne connaît ni Bono, ni Sean Penn. Si, si, vous avez bien entendu. Ça a même fait l'objet d'une conversation chez Bulles. Accessoirement, elle prépare une thèse en littérature comparée et parle 8 langues dont le farsi (rien à voir avec un patois niçois, je me suis déjà renseignée). J'en viens à me dire que c'est quand même beau la mixité au boulot.
Donc la Femme de la jungle et moi, on s'aime beaucoup, même si on a rien à se dire. Ça ne nous empêche pas de déjeuner ensemble, par exemple. Je mange et elle lit Critique de la raison pure, son sandwich rillettes-cornichons à la main. J'ai bien essayé de rompre le silence une fois.
Vu qu'elle avait l'air branché philo, je me suis concentrée sur le sujet dont je n'ai que de vagues connaissances. La conversation n'a duré, montre en main, que 2 minutes et s'est terminée par un rire tonitruant de sa part - limite sardonique - quand je lui ai lancé, pas peu fière de moi, un "Cogito ergo sum" à ne pas piquer des hannetons. Je n'ai toujours pas compris ce qui l'avait fait marrer. Sûrement mon accent latin que je ne maîtrise pas très bien. Après cela, j'ai bien essayé de l'amener sur mon terrain en lui parlant musique ou pipole avec le succès que l'on sait.
Autant vous dire que nous étions dans une impasse la Femme de la jungle et moi. C'est que je commençais à en avoir marre de contempler la couverture de ses livres (nettement moins de choses à regarder que sur une couv' de Voici). Alors j'ai refait une tentative en lui parlant de mon blog. Et là, la mayonnaise a pris ! Il a d'abord fallu que je lui explique en quoi consistait un blog. Elle n'a pas tout compris, vu qu'elle commençait à peine sa lecture de Critique de la raison pratique. Mais j'ai su me mettre à sa portée et nous avons pu ensemble deviser sur la nature de mes billets. Forte de l'attention qu'elle semblait avoir pour ce sujet, je me confiais à elle sur un point qui me chiffonnais quelque peu :
Dans mon blog, je parle souvent de mes affreux. Quand je veux les distinguer c'est Affreux n°1 et n°2 ou Mr A. et Mr T. Plus ils grandissent, plus leurs personnages prennent de l'importance et mériteraient qu'on les baptise d'un sobriquet un peu plus flatteur.
Suite à mon propos, la Femme de la jungle réfléchit longuement et entre deux bouchées de son saucisson-beurre me dit que compte tenu du nom de mon blog, de nos sobriquets à Minos 1er et à moi, les prénoms qui lui venaient naturellement à l'esprit pour qualifier mes affreux étaient Zeus et Apollon. J'en ai lâché ma fourchette pour applaudir des deux mains. Il fallait au moins les conseils d'une doctorante pour me sortir de la mouise intellectuelle dans laquelle je baignais depuis quelques jours déjà. Sauf que la Femme de la jungle, elle, pensait au roi des Dieux grecs et au fils qu'il avait eu avec une Titanide, faisant écho par là même à Minos, autre fils que Zeus avait eu avec Europe, une princesse phénicienne (quand on y pense, les Grecs ils avaient tout compris à la famille recomposée bien avant Jésus-Christ).
Et moi, je pensais à quoi, moi ? Et ben, je pensais à Zeus et Apollon, les célèbres chiens d'Higgins, le majordome dans Magnum, légendaire série des années 80. La logique était implacable : mes affreux sont au nombre de deux, mangent comme quatre (c'est que ça bouffe un doberman !), mordent et déchiquettent ce qui leur tombe sous la main. Bon, ils n'obéissent pas encore au doigt et à l'oeil, mais on y travaille. Ces surnoms leur allaient comme de beaux colliers de chien.
Quand la Femme de la jungle réalisa qu'on n'était pas vraiment sur la même longueur d'onde elle et moi, elle esquissa un sourire poli et reprit la lecture de son livre.
J'avais une longueur d'avance sur elle. Si je savais, dans les grandes lignes, qui étaient Zeus et Apollon (je suis quand même allée à l'école primaire), elle ne savait vraiment pas qui pouvait être Magnum.
"Et ouais",- me dis-je en récupérant ma fourchette que j'avais laissée tomber de surprise dans la sauce tomate quelques minutes plus tôt- "la culture, ma grande, ça ne se mange pas en salade".